Lever le voile sur l’hypersexualisation des jeunes filles |
L’automne prochain, l’équipe du Théâtre À l’Envers proposera un projet de médiation culturelle destiné à sensibiliser les adolescentes sur l’hypersexualisation précoce au travers d’ateliers en théâtre, en danse et en arts visuels qui mèneront à la création d’une pièce et d’une exposition. Le projet sera réalisé en collaboration avec les intervenantes du programme Juste pour Elles de la Maison d’Haïti dans l’arrondissement Saint-Michel. À l’occasion de la Journée de la femme, nous avons été à la rencontre de Patricia Bergeron, co-fondatrice du Théâtre À l’Envers, afin qu’elle nous parle de la façon dont est né ce projet.
Pouvez-vous nous présenter le projet de médiation que vous allez réaliser cet automne avec des adolescentes de la Maison d’Haïti?
Le Théâtre À l’Envers, en collaboration avec la Maison d’Haïti, offrira à des adolescentes ciblées par le programme Juste pour Elles de la Maison d’Haïti des ateliers de médiation culturelle visant à aborder les thèmes de l’amour de soi, du respect (de son corps et de celui des autres), ainsi que du ressenti intérieur. Les jeunes filles participeront à des ateliers qui toucheront à la fois au corps, à la parole et à l’image, que ce soit par la danse, par l’improvisation théâtrale, le théâtre d’ombres et les arts visuels. Elles seront également invitées à participer à des présentations publiques, des rencontres et des discussions avec l’équipe du Théâtre À l’Envers afin de s’impliquer activement dans la création du spectacle de La Petite Sirène, adapté du conte populaire de l’auteur danois Hans Christian Andersen. Il s’agit d’un spectacle que j’avais réalisé dans le cadre de mon mémoire-création en théâtre. Le dessin animé japonais de La Petite sirène m’avait tellement touché dans mon enfance que j’avais décidé de m’en inspirer pour réaliser une oeuvre sans paroles en danse-marionnettes. Nous le montons à nouveau, mais cette fois pour un public adolescent.
Quatre artistes médiatrices seront impliquées dans ce travail : Emmanuelle Calvé (danseuse et chorégraphe), Marie-Ève Lefebvre Legault (enseignante en art dramatique et marionnettiste de théâtre d’ombres), Cécile Viggiano (artiste en arts visuels et marionnettiste) et enfin moi, Patricia Bergeron (directrice artistique et générale du Théâtre À l’Envers, instigatrice et coordonnatrice du projet, marionnettiste, auteure et metteure en scène).
Comment le partenariat avec La Maison d’Haïti s’est-il imposé? A-t-il été difficile de mettre en place un
tel partenariat relié à un projet de création?
J’ai eu la chance de côtoyer plusieurs organismes culturels du quartier Saint-Michel pendant les trois années où j’ai travaillé à la TOHU comme médiatrice culturelle. Je connaissais le travail exceptionnel de la Maison d’Haïti et son programme s’adressant aux adolescentes. C’est donc tout naturellement que je me suis tournée vers cet organisme. La réponse a été immédiate de leur part. Nous avons décidé d’unir nos efforts pour permettre aux jeunes d’améliorer l’estime qu’elles ont d’elles-mêmes au travers d’ateliers de création. En échange, nous nous inspirerons de ce que ces jeunes filles feront en atelier pour notre recherche en salle de répétition pour la pièce de La Petite Sirène que nous préparons.
De quoi parle ce spectacle de La Petite Sirène, et en quoi pensez-vous qu’il peut faire écho à la question de l’hypersexualisation chez les jeunes filles?
Dans l’histoire originale, la petite sirène fait un pacte avec la sorcière des mers pour échanger sa voix contre des jambes afin de se rapprocher du prince dont elle est tombée amoureuse en le sauvant d’un naufrage. Toutefois, le pacte stipule que la petite sirène sera transformée en écume de mer, si le prince offre son amour à une autre femme. Puisque la petite sirène ne peut pas parler, elle ne peut pas dire au prince que c’est elle qui l’a sauvé du naufrage. Ce dernier finit par tomber amoureux d’une princesse, et la petite sirène meurt. Cette oeuvre d’Andersen aborde les thèmes de l’amour, du sacrifice et de la souffrance. La jeune protagoniste du conte, âgée de 15 ans, m’a fait penser aux adolescentes qui rêvent de s’émanciper, de découvrir ce qui existe ailleurs et de vivre leurs premiers amours. Je désirais porter mon regard sur ces thèmes. Toutefois, un autre thème s’est imposé en cours de route : celui de l’hypersexualisation.
Pendant que je préparais cette pièce, les médias ont beaucoup parlé de cette adolescente qui s’était suicidée après que des vidéos d’elle nue aient été diffusées sur le web et qu’elle ait subi de l’intimidation. Elle entretenait des relations à distance par Internet avec un homme qu’elle n’avait jamais rencontré. Les sacrifices que les jeunes femmes et les adolescentes sont prêtes à accepter pour obtenir de l’amour ou de l’intérêt font malheureusement encore trop souvent la manchette. Voilà pourquoi le conte de La Petite Sirène, avec son héroïne qui se sacrifie par amour, demeure toujours aussi actuel.
Qu’attendez-vous de cette implication des adolescentes dans la production du spectacle? Pensez-vous qu’il va nourrir le travail des artistes au point d’influencer la forme du spectacle?
La médiation culturelle est inscrite dans le processus même des créations du Théâtre À l’Envers, et ce, depuis la fondation de la compagnie. Quand j’ai cofondé le Théâtre en 2007, je caressais le rêve d’offrir des points de vue inusités sur le monde, d’aller à «l’envers des idées reçues», comme le nom de la compagnie l’indique. La médiation culturelle est un des outils qui nous permet de le faire. Les artistes médiateurs, engagés par la compagnie, travaillent par le biais d’ateliers artistiques en arts de la scène ou en arts visuels avec un public cible qui vient nourrir indirectement la création en chantier et qui nous permet d’approfondir les sujets qui nous touchent. Il s’agit d’une étape de travail importante pour les créateurs.
Pour cette pièce, les ateliers de médiation culturelle serviront en quelque sorte de courroie de transmission entre les jeunes et les artistes professionnelles de la compagnie. Une partie de ce travail concerne la création de partitions dans lesquelles les mouvements chorégraphiés sont mélangés à du théâtre d’ombres. Les adolescentes nous seront d’une grande aide pour trouver une gestuelle pour le personnage de la petite sirène. Elles nourriront aussi certainement la création par leurs réflexions en atelier et par leurs commentaires lorsqu’elles assisteront à des répétitions de la pièce. Il est très possible qu’une partie du travail réalisé avec elles soit intégrée dans la création du spectacle.
Avez-vous réalisé d’autres projets de médiation? Qu’est-ce que cela apporte à votre pratique artistique?
Oui, j’en ai réalisé plusieurs dans ma vie, autant avec des enfants, des adolescents, des adultes que des aînés. Dernièrement, j’ai travaillé sur un projet de résidence d’artiste en milieu scolaire grâce à un nouveau programme développé par le ministère de la Culture et des Communications et par le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, intitulé «Une école accueille un artiste». Avec une classe de maternelle d’une école du quartier Côte-des-Neiges, j’ai été appelée à monter l’oeuvre de L’Oiseau de feu en théâtre d’ombres sur la musique du ballet d’Igor Stravinsky. Là encore, j’ai vu à quel point l’intégration des arts dans le cursus «normal» de l’école est stimulant pour les élèves, l’enseignant et les artistes.
Un lien de confiance s’établit entre les élèves et l’artiste médiateur. C’est de cette manière, à mon avis, que l’on réussit le mieux à amener les élèves à dépasser leurs limites et à s’exprimer. J’ai vu par exemple des enfants très timides être plus confiants et prendre davantage leur place en classe suite à ce type de travail. C’est très stimulant pour un artiste de travailler au coeur de la communauté. On a une preuve tangible que notre art fait du bien.
À chaque fois que j’ai eu à faire une médiation culturelle sur un projet, j’ai toujours eu le sentiment de faire du bien, mais aussi de nourrir la personne et l’artiste que je suis. Je découvre des personnes et, surtout, d’autres façons de voir le monde qui nous entoure. Je suis souvent amenée à aller dans des zones que je n’ai jamais explorées. C’est en sortant de ma zone de confort que je me dépasse, que j’apprends sur moi et sur mon art, et que je repousse mes propres limites. Ça permet alors de développer un sentiment de fierté et de satisfaction que je partage avec les participants du projet. On ne se dépasse pas nécessairement sur les mêmes choses en tant qu’artiste et en tant que participant, mais la rencontre avec l’Autre se produit et, ça, c’est ce qu’il y a de plus riche pour l’humain et pour la création!
À noter : Le Théâtre À l’Envers, en collaboration avec la Maison d’Haïti, bénéficie du soutien financier du Programme de partenariat, culture et communauté pour réaliser le projet Lever le voile sur l’hypersexualisation.
En savoir plus
>> Découvrez notre dossier spécial sur les femmes et la médiation culturelle.
>> Le programme La culture à l’école comporte deux volets : des Ateliers culturels à l’école qui permet aux ressources culturelles de se rendre dans les classes et de présenter aux élèves leur démarche créatrice dans le cadre d’un atelier et Une école accueille un artiste qui donne la possibilité à un artiste professionnel de vivre une expérience en milieu scolaire et de s’en inspirer pour créer. Pour tous renseignements : cliquez ici.