Voix d’accès


Le 20 août 2024, nous avons rencontré Émily Laliberté et Mélina Desrosiers, les deux cofondatrices de Coup d’éclats, un organisme qui prône le pouvoir d’agir par l’art et la réflexion critique. Dans cette entrevue en deux parties, nous vous invitons à plonger dans Voix d’accès, un projet mené de 2019 à 2023, en cocréation avec trois groupes de jeunes qui vivent des enjeux de santé mentale. Au terme du processus, le collectif a produit un livre publié en 750 exemplaires. Voici l’histoire qui a mené à la création d’un guide de survie au titre évocateur : Trousse d’habiletés sociales, Assemblage de moyens de s’en sortir, les nôtres + les tiens.
 

Montréal – Médiation culturelle : Pour débuter, est-ce que chacune voudrait se présenter brièvement ?

Emily Laliberté :
Depuis 2012, je fais de la médiation culturelle, intellectuelle, et j’ai développé une approche de cocréation auprès de populations qui vivent la marginalisation sociale. À la base, j’étais une artiste multidisciplinaire, avec une pratique en art social, art engagé, art participatif, tous ces mots mis bout à bout. Puis en 2018, avec Mélina, on a cocréé Coup d’éclats, un organisme qui avait pour vocation de développer exclusivement des projets de cocréation auprès de populations marginalisées. Au début, on a travaillé pour Coup d’éclats, et aussi avec les productions Funambules médias. J’ai aussi fait des projets à mon compte. J’ai un parcours de directrice artistique, directrice générale, artiste, puis cocréatrice. Je suis une personne avec plusieurs chapeaux, mais disons que pour le projet Voix d’accès je suis cocréatrice.

Mélina Desrosiers :
Dans le cadre du projet, j’étais cocréatrice. Je suis aussi une artiste. Ma pratique est interrompue, mais je faisais de la photo, du cinéma, de la direction photo et de la scénarisation. Pour notre organisme Coup d’éclats, j’étais chargée de projet et cocréatrice sur les projets de médiation et de cocréation. En soi, je m’intéresse beaucoup à la défense des droits. En ce moment, mon statut a changé, car je suis retournée à l’école pour étudier en droit international et droits de la personne. Connaître ses droits, ça donne énormément de pouvoir : connaître son droit au logement ou son droit à la santé. On travaille dans l’esprit de la transmission pour faire reconnaître ces droits-là, mais aussi faire reconnaître le droit à l’existence des individus marginalisés, leur droit de parole, leur droit de participation.

Mtl-MC : Comment l’idée du projet Voix d’accès a-t-elle émergé ?

Emily : En 2018, pour Coup d’éclats, on a fait une planification stratégique. On s’est demandé de quoi on avait envie de parler. Dans l’approche de la cocréation, on était déjà dans une démarche éthique par et pour les populations concernées. On s’est aussi demandé : « C’est quoi les sujets qui nous concernent personnellement ? »

Mélina :
Et qu’on est à l’aise d’aborder.

Emily :
L’idée de travailler sur la santé mentale est devenue évidente, parce qu’on est deux personnes qui vivent avec des enjeux de santé mentale.

Mélina :
Des personnes « Neuro spicy ».

Emily :
« Neuro spicy », c’est ça. On avait déterminé certaines priorités vers lesquelles on voulait aller. Puis, concours de circonstances, on a été contactées par l’organisme ACCESS Esprits ouverts – RIPAJ, un des partenaires principaux du projet. Ils voulaient nous embaucher pour qu’on produise un court-métrage en cocréation avec leurs participants participantes sur les enjeux de santé mentale, mais il n’y avait pas un super gros budget. On a réfléchi avec eux sur ce qu’on pourrait faire qui serait simple. C’est Mélina qui a accompagné la réalisation de ce projet-là.

Mélina :
Premièrement, RIPAJ avait déjà fait une année de brainstorming et de médiation. C’est important, car un gros travail avait déjà été fait. ACCESS – RIPAJ faisait une recherche sur la santé mentale, par et pour les jeunes. Une recherche pancanadienne, sur un certain laps de temps. J’ai donc rencontré le groupe qui travaillait depuis presque un an. Certains de ces jeunes avaient déjà vécu l’itinérance, ou étaient en situation de précarité ou d’itinérance. Ils avaient déjà brassé des idées, sélectionné des sujets, dont les « portes tournantes ». À partir de là, on a décidé qu’on allait faire du lumino graffiti, du graffiti lumineux projeté sur des façades, et que ce serait le fil conducteur du film.

Mtl-MC : Les « portes tournantes », c’est quoi exactement ?

Mélina :
C’est d’essayer d’avoir des ressources en santé mentale, et de ressortir de l’endroit sans en avoir eues. C’est devenu la thématique du film. On a projeté des phrases sur des lieux symboliques pour ces personnes-là. Par exemple, sur un poste de police : « Je ne suis pas une cible. » Sur un ancien squat : « On n’a pas tous les mêmes fondations. » On a projeté sur des écoles, des centres hospitaliers, des centres d’employabilité. Il y a des photos de ces projections lumineuses dans le livre, car ç’a été une amorce. C’est un super beau film qui exprimait beaucoup d’enjeux individuels, mais aussi collectifs, à propos des problématiques de la santé mentale.

Quand on a vu l’appel de projets de la ville de Montréal en mode pluri-arrondissement, vu la superbe expérience en cocréation avec ACCESS – RIPAJ, c’est devenu une ouverture intéressante pour aller chercher d’autres points de vue, ceux des jeunes d’autres centres ACCESS de Montréal. Il y avait tellement d’autres enjeux à aborder, d’autres thématiques qu’on n’avait pas pu inclure dans le court métrage. Le projet du livre devenait un outil complémentaire pour avoir une vue plus globale sur la santé mentale. L’idée d’un guide de survie, d’un livre accessible, faisait du sens comme outil de transmission d’expériences et de savoirs.

Voix d'accès, projet médiation culturelleEmily :
Plus précisément, l’idée du livre est venue de l’intérieur, et c’est souvent comme ça dans nos projets. Il y a carrément un des participants des ateliers de Mélina qui a dit qu’il faudrait faire un guide de survie en santé mentale. L’idée a émergé des activités de médiation elles-mêmes. À Montréal, il y avait trois lieux ACCESS, avec chacun leurs spécificités. Il y avait ACCESS Esprits ouverts – Parc-Extension, ACCESS Esprits Ouverts – Dorval-Lachine-LaSalle et ACCESS Esprits ouverts – RIPAJ qui se concentre sur le centre-ville de Montréal et ses alentours. Avec RIPAJ on parle de jeunes un petit peu plus vieux, avec un parcours lié à l’itinérance. À Lachine, s’était complètement autre chose, parce que leur façon d’aborder le projet de recherche était d’offrir un espace de rencontre pour ces jeunes-là où, finalement, la santé mentale n’était pas tant que ça abordée. Puis, à Parc-Extension, on avait un profil de jeunes où il y avait beaucoup plus de personnes sur le spectre de l’autisme, donc avec une autre expérience. Chaque site avait une gestion indépendante.

Mtl-MC : Comment êtes-vous arrivées au résultat final ?

Mélina :
On avait la vision du guide de survie. Mais en cocréation, la forme se précise avec les rencontres, avec ce que les gens nous disent. On avait la vision de rendre accessibles les voix des personnes qui vivent avec des enjeux de santé mentale, mais aussi les défis et les bris de système. C’était des choses qu’on avait envie d’aborder. On identifie toujours des thématiques qu’on va vouloir aborder, puis on va voir ce que ça déclenche chez les participants participantes.

Emily :
J’ai facilité les deux premiers cycles d’ateliers, celui de Dorval-Lachine-LaSalle, puis celui de Parc-Extension. Toute la création des outils de médiation, j’ai développé ça au début. Je travaillais avec un guide de survie de l’armée canadienne. Un truc super vintage des années 1980. C’était vraiment intéressant, ce livre-là. Ça disait : « Scanne ton corps, identifie où sont les enjeux de santé dans ton corps, etc. » Ça recoupait tellement de choses qu’on avait faites en santé mentale que finalement, ça devenait un objet artistique. J’ai donc créé un guide d’activités sur l’abri, la cartographie des lieux pour se protéger, sur le scan du corps. Tous des thèmes inspirés du guide de survie de l’armée canadienne que j’avais trouvé.

Mélina :
Quand j’ai pris le relais, je devais présenter à mon groupe ce qui avait été fait précédemment pour imaginer le livre. On travaillait avec Marie-Hélène Chaussé, une artiste qui écrit des livres et qui apportait aussi des idées. Mais avant de s’occuper de la partie de coédition, les jeunes ont voulu laisser leurs traces dans l’objet final. Alors, on a commencé par travailler par activités : faire la table des matières de sa vie, faire un autoportrait sur la perception de soi, discuter des préjugés et de ce qu’on ne veut plus entendre. On a essayé d’approfondir toutes les thématiques qui avaient été abordées par les autres jeunes avec Émily. On est même allés chercher d’autres contenus auprès de jeunes qui participaient aux activités du Cirque hors piste. Ensuite, une partie du travail du comité a été de réfléchir, rédiger, écrire des textes. On a travaillé entre autres sur le système : « Qu’est-ce que tu changerais dans le système d’éducation ? Qu’est-ce que tu changerais dans le système public ? » Pour réfléchir à ça, les jeunes écrivaient, on nommait les choses.

Emily :
De mon côté, ce que j’avais imaginé au niveau de la structure des ateliers de cocréation a plus ou moins bien fonctionné. Avec le groupe de Parc-Extension, on a réussi à faire une grosse idéation de sujets à partir de la présentation du film. Ensuite, je suis arrivée avec des activités liées au guide de survie en pensant que ça serait introductif, pour m’adapter ensuite à leurs envies, leurs réactions et aller plus loin. Finalement, comme plusieurs des participants étaient sur le spectre de l’autisme, ils préféraient avoir une grille de travail très formatée. À chaque rencontre, je leur disais : cette semaine, on travaille sur l’abri. Cette semaine, on travaille sur la cartographie des ressources. Cette semaine, on travaille… En plus, les jeunes n’avaient pas le même rythme, ils aimaient travailler dans leur bulle. Le guide de survie qu’on a au chapitre 4 avec les activités proposées aux lecteurs et lectrices, ça a vraiment été le cœur de la création avec ce groupe.

En parallèle, je travaillais avec le groupe de Dorval-Lachine-LaSalle. Là-bas, j’étais avec une intervenante qui ne parlait pas de santé mentale avec les jeunes. Donc là, j’étais devant des jeunes qui étaient hyper rébarbatifs. Pourtant, un de nos critères de base quand on fait de la cocréation, c’est que les jeunes soient ouverts, volontaires, consentants. On pose la question avant de choisir nos partenaires, et ACCESS Global nous avait dit que c’était bien le type de dynamique. Mais finalement, dans la pratique, ce n’était pas ça du tout. Ça a été tout un défi, chaque semaine, pour trouver une façon de fonctionner avec chaque individu, vraiment individuellement.

Puis, un soir, je leur ai fait faire une activité spontanée, pas du tout prévue, un cadavre exquis. Je leur ai dit : « Là, tout le monde, on est anonyme. On va partir de notre feuille de papier, la plier en huit, chaque personne va écrire une première phrase. Vous décidez de quoi vous voulez parler, je n’impose pas de sujet. » Finalement ça a donné 20 poèmes incroyables sur la santé mentale. Les jeunes avaient besoin d’en parler. Ce n’était pas anodin s’ils n’en parlaient pas, c’est qu’il y avait toute la question de la représentation, de comment ils étaient vus par leurs pairs. Les tabous.

Voix d'accès, projet médiation culturelleMélina :
De mon côté, c’était facile d’avoir du contenu parce que les jeunes voulaient parler, voulaient participer. Et y il avait déjà un gros lien de confiance que j’avais établi lors du projet du film. Ça joue un rôle ça aussi. Donc nous, on pouvait aller plus loin que des contenus émergents. À partir de leur vécu, les jeunes se disaient : « Qu’est-ce qu’on veut proposer ? C’est quoi les idées qu’on a ?» Une personne s’impliquait déjà dans un mouvement, d’autres avaient des idées sur la médication, sur la manière de changer le système. Ils étaient rendus à la deuxième étape dans leur tête et ont écrit des textes plus poussés. J’ai trouvé ça cool. Par contre, la nuance, c’est que c’était pendant la pandémie. Donc, travailler avec des communautés marginalisées qui vivent de l’itinérance pendant une pandémie, c’est quand même particulier.

Ensuite, on s’est retrouvés avec des caisses de matériel, vu les trois groupes, il fallait faire le ménage. Pour y arriver, avec ma collègue Marie-Hélène on a fait un premier tri. Ensuite, on a loué une salle, on avait des masques, on a tout étalé le matériel et les participants participantes se promenaient, lisaient, mettait des repères, ça, on le garde, ça on le garde pas. On avait des thématiques de chapitres qu’on avait choisis à travers les ateliers, alors les jeunes disaient : « Ok, moi ça, je le mettrais dans ce chapitre-là .» « Moi, je le mettrais là. » C’était stimulant pour ce groupe de créer le livre ensemble, de réfléchir à la ligne graphique, à la couleur. Ils voulaient que ça soit coloré, que ça soit vif. Parce que c’est colorée, la santé mentale.

Emily :
C’est vraiment représentatif de l’ensemble du processus. Dans nos démarches de cocréation, on a la possibilité de travailler pendant longtemps avec le même groupe. Dans l’ordre des choses, on va faire des activités d’idéation au début pour savoir de quoi, globalement, on a envie de parler. Après, on cherche ensemble les formes qui nous inspirent. Par la suite, on se demande à qui on a envie de parler de notre sujet. Puis, on trouve une forme qui est en lien avec la personne ou les personnes à qui on a envie de s’adresser. Ensuite, on cocrée l’oeuvre. Donc, le processus passe par la libre expression, l’analyse sociale, l’inspiration à partir de différents médiums, pour arriver à la cocréation finale. Pour Voix d’accès, au départ on avait le sujet et on avait la forme ultime, qui devait être une publication distribuable que chaque jeune pourrait avoir avec soi et s’approprier. C’était ça l’idée.

Mélina :
Oui, et pour les jeunes avec qui j’ai travaillé en coédition, c’est maintenant dans leur CV, c’est leur livre. Ça compte. Il y a un objet final, un objet de qualité. Je pense que c’est important de le dire. Il y a vraiment de la qualité dans ce qui a été réalisé. Et puis pour eux, c’est important que ce soit un bel objet.

Emily :
Notre volonté c’était d’avoir un objet qui allait avoir un impact de transformation. Au final, comme ACCESS a fermé depuis, on n’a pas eu le rayonnement pancanadien qu’on aurait souhaité, mais on a quand même réussi après la pandémie à développer un partenariat avec Mouvement Jeunes et Santé Mentale, dont la mission était complètement alignée avec le projet. On a réussi à se faire inviter dans leur rencontre nationale et distribuer le livre à 115 de leurs participants. Donc, faire notre lancement dans un contexte approprié, en présence d’autres jeunes pour qui d’ailleurs le livre a énormément résonné. RIPAJ est venu aussi chercher des boîtes. Eux en distribuent à travers leur réseau de partenaires. La volonté, c’était que le plus de jeunes touchés par des enjeux de santé mentale puissent avoir ce livre gratuitement. C’était ça le but.

Mélina :
Il y a des pages qui sont des activités à faire dans le livre. Parce que les participants et participantes voulaient que ce soit interactif et que les autres jeunes puissent s’approprier le livre. C’était très important pour le comité de coédition.

Mtl-MC : Merci pour toutes ces généreuses explications. Nous poursuivrons en deuxième partie avec des questions liées à la médiation culturelle du projet, et la médiation culturelle en général. [À paraître en décembre 2024]

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Ce projet bénéficie du soutien financier de la Ville de Montréal et du ministère de la Culture et des Communications dans le cadre de l’Entente sur le développement culturel de Montréal.

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crédit photo : Coup d’éclats
propos recueillis par Sylvaine Chassay